Bonsoir à tous,
Bonsoir dhouliez,
Vous me proposez aimablement de vous exposer mon point de vue et je vous en remercie vivement.
En préambule, je me dois de vous avertir qu'on va être plus proche du cours d'emploi des armes que des armées françaises en 1940 et j'espère que vous me le pardonnerez.
Quand on parle de franchissement, il faut considérer deux éléments en simultané : la manœuvre et le matériel nécessaire pour la réaliser.
De la manœuvre :J'ai déjà traité plus haut des trois missions : Ouvrir, rétablir et maintenir. Il est intéressant de constater que la longueur de l'unité de pont fût fixée à 240 mètres(1) par les Anciens (dès 1780) qui estimaient qu'elle représentait la largeur moyenne du Rhin et du Danube. Cette longueur était encore valable pour les unités MLF (2) en 1990. Bien avant le 1er Empire, une section est composé de quatre haquets et deux portes chevalets. Cette section de pont couvre une brèche de 60 m. Quatre sections forment la compagnie de pont qui est en réserve d'Armée.
L'idée de manœuvre établie alors était la suivante : l'Armée franchit sur un seul axe une coupure de 240 mètres, sur deux axes une coupure de 120 mètres, sur 4 axes une coupure de 60 mètres. Chacun voit là l'Armée, le Corps d'Armée et la Division. Ces dispositions seront celles des Campagnes de la Révolution, de l'Empire et du conflit de 1870. On remarquera que pour les deux conflits mondiaux, la dotation est d'une unité de pont par Corps d'Armée. Il existe une corrélation directe entre le nombre de véhicules dans une G.U et le nombre de ponts. Le trait est souligné par la loi des Cadres de 1912 et surtout celle de mars 1914, créant deux bataillons de pont d'Armée au 7° régiment du Génie en 1914, dispositions marquant la défaite de la 4ème Direction dans une longue querelle qui l'opposait à la 1ère Direction depuis 15 ans (3).
La dénomination "pont de Corps d'Armée" ou "pont d'Armée" indique le niveau de décision d'emploi. La Division ne possédant pas de matériel de pontage(4), demande à l'échelon hiérarchique supérieur le matériel qu'il détient et qu'il est libre d'employer. Pour moult raisons, il peut être demandé à l'Armée d'engager son ou ses unité(s) de pont. Dans tous les cas, le matériel est acheminé vers l'échelon demandeur, seul responsable de la mise en œuvre.
Pont de ... indique le niveau où ce matériel est disponible. Notons qu'il existe également des pont de GQG, de Réserve Générale... Même principe...
Du matériel :Il existe deux types de ponts : ceux qui ne flottent pas et ceux qui flottent. Les premiers, par commodité, sont ici nommés "ouvrages d'art", les autres "pont flottant".
Jusqu'en 1894, date à laquelle l'Artillerie perd ses régiments de pontonniers et que la totalité du franchissement passe au Génie, il existe des compagnies d'équipages de pont et des compagnies de pont d'équipage. Les premières sont dans le Génie qui construit des ouvrages d'art, les secondes dans l'Artillerie qui utilise des ponts flottants. Mais qu'est-ce qu'un équipage ? Au sens première du terme, c'est le matériel nécessaire pour équiper. Qui n'a pas lu un jour "le Roi, en grand équipage...", et vous remarquerez qu'on peut dire "le Roi, en grand équipement...".
Lorsque les armées se déplacent, elles utilisent deux types d'itinéraire :
1°) Celui des armées qui se déplacent rapidement,
2°) Celui des équipages, ou pour être plus précis, celui du train des équipages, plus lent et plus lourd.
Il existait alors des compagnies d'équipage
de pont tout comme il existait des compagnies d'équipage
de siège. Pour ces deux cas de figure, on trouve sur place les matériaux, mais pas les matériels. Ces derniers sont rassemblés, transportés et mis en œuvre par les compagnies d'équipage, soit de siège, soit de pont. Au demeurant, dans ces deux cas, on peut dire là encore "compagnie d'équipement de...". Les compagnies de pont d'équipage naissent avec les ponts Gribeauval, même si l'appellation exacte devrait-être "Compagnie de pont du train des équipages". Si personne ne s'accorde sur le sens précis du mot "train", typiquement français, l'expression "train des équipages" quant à elle est très claire.
Il existait donc simultanément et bien que se déplaçant toutes deux sur des roulettes, et dans le même convoi, et sur le même itinéraire :
- les compagnies d'équipage de pont,
compagnies sans bateaux mais avec tout le
matériel de construction nécessaire à la réalisation d'un ouvrage d'art réalisé sur mesure,
- les compagnies de pont d'équipage,
compagnies avec bateaux et
matériels de navigation, totalement indépendantes des ressources locales grâce à ce kit préfabriqué.
Et pour l'époque qui nous intéresse ? Si nous évoquons les compagnies dont le terminal est "16" on parle des compagnies équipées de pont 1901, 1901-35, ou 1935. Ces compagnies font partie des E.O.C.A (de 1950 à 2000, Éléments Organiques de Corps d'Armée) ou E.N.E (de 1875 à 1920, Éléments Non Endivisionnés).
Pour les autres ? Il reste les compagnies équipées de ponts F.C.M. Elles sont au niveau de l'Armée.
D'abord parce que leur nombre est restreint, ensuite parce qu'elles permettent d'embarquer du "lourd".
Restent les compagnies de Ponts de Lourds. Voici enfin nos
compagnies d'équipage de pont !
En effet, ces compagnies ne possèdent rien d'autres que leurs lots d'outils de charpentier, de menuisiers, de forgerons, de sciage de long. Elle traînent avec elles les forges, le charbon, les barres de fer, les clameaux, les clous, quelques nacelles (petites barques pour ne pas se mouiller les pieds), cordages, piquet d'ancrage etc. C'est une fois sur place, devant la brèche, que les travaux sont entamés. Les grumes et équarris sont appareillés sur place (d'où les forges), qu'ils proviennent de la scierie locale ou de la forêt limitrophe (d'où les scieurs de long).
Ces compagnies réalisent vraiment, au sens premier du terme, des ouvrages d'art. Dans l'excellent document que Loïc Lilian nous a proposé, nous en avons une parfaite illustration.
Comment tout cela fonctionne ? Devant une brèche et en "ouverture" d'itinéraire, suivant le tonnage à faire passer, le Sapeur de la D.I va demander au Sapeur des E.O.C.A tout ou partie d'une unité de pont d'équipage. Si les engins qui doivent franchir sont trop lourds pour l'emprunter, il va s'adresser au Sapeur d'Armée pour disposer du matériel Ad Hoc, ici, le F.C.M.
En phase offensive, dès le franchissement entamé et la tête de pont établie, le Sapeur des E.O.C.A appelle le Sapeur d'Armée (celui des Compagnies de Ponts lourds) afin qu'il réalise un ouvrage d'art. Le Sapeur des E.O.C.A démonte alors son pont d'équipage qui redevient disponible pour la manœuvre. Nous sommes dans la phase du "maintien".
On note ici que :
- Les bateaux des compagnies de pont d'équipage sont laissés au demandeur qui en assure seul la mise en œuvre et l'exploitation pendant la manœuvre de l'échelon considéré.
- Que le Cdt de la compagnie de pont d'équipage a pour mission d'acheminer PUIS de récupérer son matériel,
- Que pour les compagnies d'équipage de pont, on est bien content de les laisser se débrouiller pour construire elles-mêmes leurs ponts, ce qu'elles font sans l'aide de personne.
De même, il n'échappera à personne que de 1793 à 1960, date d'arrivée des ponts Gillois, il n'a jamais existé de compagnies de pontonniers, sauf exceptions notables :
- de 1914 à 1918, deux bataillons (huit compagnies) de pontonniers au 7° RG.
- de 1916 à 1918, des compagnies de Génie maritime.
- de 1919 à 1924, deux compagnies de "Gabiers" au 5° RG. (5)
- de 1920 à 1929, deux régiments de pontonniers (7° et 17°RG)
En 1939, il n'existe plus dans l'Arme qu'un bataillon de pontonniers (à 4 Cies) et un bataillon de ponts lourds (à 2 Cies).
Il n'existe aucune compagnie de pont (terminal 16) en activité dans le Génie de 1870 à 1939. Toutes, sans exceptions, sont des compagnies de réserve.
Quant à mettre sur pied des compagnies qui n'ont pour seules missions que de construire des ponts flottants...
Et la documentation ? Hélas, comme dans toutes les armes, la confusion a largement régné entre les deux guerres. Pour le Génie, le meilleur côtoie le pire, la rigueur laissant la place à l'à-peu-près. Il faut donc savoir lire et corriger les coquilles dans de nombreux documents d'époque. (J'en ai des savoureuses...).
Et comme il convient de finir sur des anecdotes... En 1945, sur le Danube, la Cie 152/3 construit un pont lourd. Après avoir déblayé les têtes de piles, les sapeurs découvrent à l'intérieur des équarris de 0.60 (60 cms de côté). Mais il n'existe pas d'arbres de cette taille dans les environs. Après renseignement, il s'avère que c'est à partir d'un pont construit par les sapeurs du 1er Empire que les habitants, après le conflit, ont protégé les équarris en les entourant de maçonnerie. C'est en prenant appui sur ces équarris que les sapeurs reprirent leur ouvrage, 130 ans après leurs Anciens. Quand la 152/3 eut fini son ouvrage, elle y afficha cette pancarte :
CE PONT A ÉTÉ CONSTRUIT EN 1805
PAR LES SAPEURS DE NAPOLÉON 1er
EMPEREUR DES FRANÇAIS.
IL A ÉTÉ RECONSTRUIT PAR LES SAPEURS DU 152è RGT DU GÉNIE
POUR PERMETTRE LE PASSAGE DES CHARS
DE LA PREMIÈRE ARMÉE FRANÇAISE
COMMANDÉE PAR LE GÉNÉRAL D'ARMÉE
DE LATTRE DE TASSIGNY
Ou le Père a passé, passera bien l'Enfant.
Alfred de Musset.
Compagnie du Génie 152/3
Dans le franchissement, fusse à travers les siècles, il y a des invariants. Ainsi
- Citation :
- Les compagnies d'équipage de pont sont des unités dont le matériel permet de construire des ponts d'équipage.
La réponse est non, leur matériel n'est pas adapté à la mission et un pont d'équipage est un pont à la fois flottant et préfabriqué mis en œuvre par n'importe quel sapeur.
- Citation :
- Les compagnies d'équipage de pont sont elles chargées de la mise en œuvre des ponts d'équipage ?
La réponse est non. Elles ne construisent QUE des ponts sur mesure avec des outils adaptés et ces ponts ne sont plus, par définition, des ponts d'équipage mais des ouvrages d'art...
Et avouez que demander à une compagnie d'équipage de pont, dont la mission essentielle est de réaliser du sur-mesure, de construire du préfabriqué serait dommage...
D'autant qu'employée à l'avant pour l'
ouverture d'itinéraire, elle ne peut pas être en arrière pour "
rétablir l'itinéraire"...
J'ai été un peu long, mais il me semblait plus intéressant de traiter de l'esprit plutôt que de la lettre. J'espère qu'à travers ce commentaire, chacun de vous pourra être à même de mieux comprendre l'emploi de l'Arme en étant plus à l'aise pour décrypter la documentation.
La prochaine fois, on traitera de la différence entre les ordres AU génie et les ordres DU Génie...
Merci encore pour cet espace de liberté,
Cordialement,
Louis Le Bègue.
(1) 250 mètres pour être précis. J'ai utilisé 240 par commodité d'écriture.
(2) MLF : Moyens Légers de Franchissement.
(3) Pour d'obscures raisons, (en fait l'Infanterie voulait des ponts d'Armée dont les effectifs étaient fournis par le Génie) la 1ère Direction voulait imposer au Génie la création d'une spécialité, celle de pontonniers affectés aux compagnies de pont pour arriver au but. La 4ème Direction s'est toujours opposée à cela. En effet, pour un Sapeur, un pont n'est que du matériel et non pas une spécialité à part entière. La spécialisation est un handicap. Encore de nos jours, le Sapeur de Combat reste une main d’œuvre qualifié. Si le spécialiste (en général, un Cadre) représente la Maîtrise d'Ouvrage, le Cne d'une Cie de Cbt est le maître d'Oeuvre.
(4) Sauf cas particuliers.
(5) Comme quoi, la 4ème Direction n'avait pas tord. Faute d'effectifs suffisant sur les arrières, il a été nécessaire de faire appel aux marins des arsenaux, d'où le surnom.
A la démobilisation, les compagnies du Génie Maritime forment un bataillon et passent au 5° RG pour y construire les ponts de V.F. Avec la formation de la Brigade des Chemins de fer, le bataillon dit "de ponts lourds" passe au 7° RG. Cette appellation est directement issue des ponts réglementaires dits "Pont lourd Type I ou Type II" en opposition aux autres types de ponts, tels le pont Taron par exemple ou encore les ponts dits "de circonstance" parce que réalisés par les compagnies de combat avec les ressources locales.