Ici la suite du récit de mon grand-père, Ss-Lt Bernard Lemaire, Chef de char de Brazzaville puis Jourdan"Le 16 mai, un premier regroupement des restes de la 1ère DCR eut lieu dans la forêt du Nouvion en Thiérarche, au nord de Laon. Nous y avons été copieusement bombardés par l´aviation et nous tournions autour des plus gros arbres pour nous protéger, ce qui n´a pas empêché un lieutenant (ECAM comme moi) d´être tué à une trentaine de mètres d´où je me trouvais. C´est aussi là qu´un berger corse oublié du service militaire mais finalement retrouvé à l´âge de 30 ans au moment de la guerre, a été fait prisonnier en Belgique, a déjoué la surveillance allemande et nous a rejoint à pied et à vélo, à notre grand étonnement. Il ne savait ni lire ni écrire mais il avait certainement un sens aigu de l´orientation et une parfaite condition physique. Comment a-t-il su que nous étions là en plein bois?
Après la forêt de Nouvion, direction Compiègne, de nuit pour ne pas servir de cible à l´aviation. Nous y arrivons en fin de matinée du 17 après un épisode à Guise dont je parle plus loin. Nous nous retrouvons là à 4 sous lieutenants en veste de cuir, hirsutes, pas rasés, n´ayant pratiquement pas dormi depuis le 12 mai avec cependant bon appétit. Par chance, un restaurant est ouvert. Nous y entrons, mais compte-tenu de notre aspect nous devons être très menaçants pour nous faire servir : on nous prend sans doute pour des déserteurs! Comme beaucoup d´autres villes, Compiègne fut bombardée et en repassant dans l´après-midi au même endroit, plus de restaurant, l´immeuble avait reçu une bombe de plein fouet. Je n´irai pas jusqu´à dire que c´était une punition divine.
Finalement la destination "Mourmelon" fut abandonnée et ce qui resta de la division se regroupa en région parisienne à Guyancourt en attente de matériel neuf et de complément de personnel. Je fus malgré tout envoyé en mission avec un camarade au camp de Mourmelon où se trouvait un atelier de réparation de chars. (Cela me permit, le 25 mai, de rendre visite à mes parents et futurs beaux-parents à Avize et de leur faire part de mes craintes quant à la suite des événements.)
Quelques jours plus tard, deux chars se trouvant disponibles, le commandement nous envoya le 19 mai vers Rethel par un itinéraire permettant de se dissimuler efficacement le long des orées de bois car dans le ciel évoluait en permanence un avion de reconnaissance allemand. Après avoir parcouru une dizaine de kilomètres, la boîte de vitesse de mon char tomba en panne, ne me permettant plus de passer que la 1ère et la 4ème vitesse. Pas question d´aller plus loin. Mon pilote rejoignit la route en 1ère et profitant d´une descente, réussit à passer la 4ème pour un retour rapide au camp. J´appris par la suite que mon meilleur copain, dans l´autre char avait été tué à Rethel par une mine placée sous son char pendant la nuit.
Le 27 mai, je fis partie d´un convoi destiné à acheminer une demi- douzaine de chars du 8ème BCC à Clermont dans l´Oise. Etrange sensation que celle de traverser des villages complètement vidés de leurs habitants évacués vers le sud. Ne restaient que des animaux dont quelques chiens ne demandant qu´à trouver un maître. Après remise des chars à leurs destinataires le 30 mai, nous sommes revenus à Mourmelon.
C´est là que je vis arriver une camionnette dont je reconnus tout de suite l´un des phares, son verre étant bizarrement fendu non pas en ligne droite comme c´eut été normal, mais en courbe approximativement sinusoïdale. Pas de doute c´était la camionnette de la 3ème compagnie qui contenait tous nos bagages: cantines et valises. Nous l´avions laissée à Guise dans un embouteillage monstre, un faux commandant de place, en réalité officier allemand, ayant condamné la route du sud vers Saint Quentin, soit disant coupée par l´ennemi; le lieutenant de notre gendarmerie de notre division dévoila l´imposteur et l´abattit d´un coup de pistolet alors qu´il tentait de s´enfuir, les véhicules purent ensuite repartir et notre camionnette fut prise en charge par un conducteur d´une autre unité de chars. C´était presque miraculeux que je la retrouve à Mourmelon, mais vidée de son contenu. En interrogeant le conducteur, j´appris que tous les bagages avaient été déposés en forêt de Compiègne, à un endroit qu´il put me fixer de façon suffisamment précise sur une carte. Après avoir rejoint Guyancourt, je fis part à mon capitaine de ces informations et il me remit un ordre de mission avec camionnette et chauffeur pour aller récupérer notre bien. Je retrouvais assez facilement l´endroit indiqué et la pyramide de bagages, aussitôt chargés et amenés à Guyancourt, à la grande joie de leurs propriétaires, ceux rescapés de Belgique, bien entendu. Quand vint mon tour de prendre ma cantine, j´eus la désagréable surprise de la trouver bien légère : elle avait été ouverte et tout mon linge et objets de toilette avaient disparu. Ironie du sort, j´étais le seul à avoir été volé.
Heureusement, le papier à lettres où j´avais dissimulé mon argent était toujours là et il me restait aussi la valise en fibre que j´utilise encore aujourd´hui: sur les tapis de livraison des aéroports, je la vois arriver de loin, elle est la seule de son espèce (achetée en 1932 pour mon départ en pension).
Après réception du matériel et accueil de nouveau personnel, le 3 juin 1940 à 22h, la 3ème compagnie part de Guyancourt vers Roye dans la Somme. Très vite nous nous apercevons que l´appareil de direction "Naeder" de mon char, lequel sort tout droit de chez Renault, est défectueux : pour franchir deux rues à angle droit, 3 manoeuvres sont nécessaires si bien que je dois prendre la queue de la colonne et suis rapidement distancé dans la nuit. A l´époque, une colonne de chars avec patins de chenilles en acier, ça laisse des traces sur la route ; encore faut-il les voir et pour cela allumer le phare malgré les ordres stricts d´extinction des feux sauf très petits feux de position, d´où grosse colère de tous les postes militaires que nous croisons avec même menaces de me tirer dessus. C´est que je suis très vulnérable, assis sur ma tourelle pour voir les traces de la colonne et diriger le pilote par liaison acoustique!
Enfin, d´´étape en étape nous finissons par rejoindre la compagnie et nous sommes dans la formation prévue dans le bois de Champien près de Roye le 6 juin pour l´heure H à 8h précises.
Il faut dire qu´en pleins champs, la défectuosité du Naeder importe peu puisqu´il y a toute la place voulue pour évoluer et d´ailleurs l´incident ne vient pas de là : ayant très peu dormi depuis le 3 juin et attendant l´heure H, je m´assoupis au pied d´un arbre à moins de 2 mètres du char en laissant la consigne de me réveiller à l´aide pilote, qui, lui, avait pu se reposer. Cette précaution se révèle bien inutile car une forte explosion que je situe tout près de moi me fait tressauter. Je crois à un obus d´artillerie et je me relève en me tâtant, pensant qu´inévitablement je dois être blessé. C´est alors que l´aide pilote sort du char, le visage blême et vient me parler alors que je suis devenu complètement sourd. C´est au bout d´un bon moment et en voyant la douille éjectée que je réalise qu´ayant mis un obus de 75 dans le canon, le coup est parti tout seul sans action sur la détente. Avec le manque de blocage de la tourelle du Brazzaville, cela fait la troisième négligence coupable pour ne pas dire sabotage en usine que je constate. Présentement et fort heureusement,l´obus est un boulet anti-char, et passant entre 2 chars situés à l´avant du mien, est allé se perdre dans la forêt.
Sortant du bois à l´heure H (8 heures), nous avons tout de suite été repérés par un avion de reconnaissance ennemi et les chasseurs n´ont pas tardé à venir nous attaquer en piqué. Le temps était très beau et c´était impressionnant et inquiétant de voir l´ombre des avions grandir sur le sol au fur et à mesure de leur descente. Seule parade, zigzaguer car le piqué étant amorcé, le chasseur ne peut guère modifier sa trajectoire. Notre capitaine a-t-il pris peur? Il est sorti de son char et a été presqu´aussitôt blessé par un éclat d´obus : pour lui la guerre était finie.
Notre contr´attaque aussi, avec 50 % de pertes, certains chars s´étant enlisés dans les marais avoisinants alors que d´autres ont tout de même été touchés par l´aviation. Une compagnie voisine a été entièrement anéantie par l´artillerie allemande dissimulée à l´orée d´un bois.
Nous restions cinq chars à capter l´ordre de repli pour le bois de Mortemer. Sur la route nous y conduisant, nous recevons tout à coup quelques obus de petit calibre, sans grand mal heureusement. Une centaine de mètres plus loin, nous apercevons en passant un canon anti-char francais planqué dans le fossé bordant la route. A l´examen ultérieur des impacts, c´est lui qui avait tiré sur nous. Le pilote du Gallieni, le sergent-chef Lidolff touché par de petits mais nombreux éclats détachés du blindage par un des obus (même chose que pour le Brazzaville en Belgique en beaucoup moins grave) a dû être évacué. Les antichars français ne connaissaient pas les chars français!
Nous n´avions pas été ravitaillés en essence depuis notre départ de Guyancourt. Nos réserves étaient presque vides et c´est avec soulagement que nous avons rencontré un camion-citerne acceptant de faire les pleins, ce qui demandait un certain temps. Me trouvant près du camion, j´ai été le premier servi. Tombant de sommeil, j´avisai un tas de pierres blanches sur le côté de la route près du char, parfaitement visible par le beau clair de lune de la nuit qui commençait à tomber, et je m´endormis sur ce tas de pierres après avoir demandé à mon équipage de me réveiller pour le départ. Je ne sais au bout de combien de temps, je fus effectivement réveillé, mais par un lieutenant qui passait à moto et qui me demanda: „où sont donc les chars?" "Mais ici" répondis-je avant que, complètement réveillé, je m´aperçoive qu´il n´y avait plus rien ni personne sur la route. Le responsable de la colonne avait réveillé mon équipage, endormi dans le char, et qui m´avait oublié. C´est dans un bruit assourdissant que la colonne est passée tout près de moi, sans interrompre mon sommeil. A moto, je rejoignis l´unité à plusieurs kilomètres de là et je me suis toujours demandé si, sans cette moto providentielle, ce ne seraient pas les Allemands qui m´auraient secoué le matin, car entre eux et nous, il n´y avait plus personne."